Un exercice de legal design
Comment communiquer efficacement leurs droits aux personnes placées en garde à vue ?
Un article de Damian Curran du 2 novembre 2019 | Traduit par Marie-Agnès Fages le 2 avril 2020 | Lecture 9 min.
Cet article explore le processus du design sprint dans le domaine juridique.
Le design sprint juridique est devenu une solution pratique et de faible technicité pour communiquer ses droits à une personne arrêtée par la police.
Je souligne les avantages du Design Sprint, en particulier les bénéfices découlant du retour d’information des utilisateurs et de l’itération, ainsi que du fonctionnement en équipe pluridisciplinaire. J’évoque également les limites du sprint lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes d’accès à la justice existant de longue date.
[Cet article a été republié dans la publication Legal Design & Innovation sur Medium]
Design sprints juridiques
Un design sprint consiste en l’application condensée et structurée du processus de conception à un problème donné. Un design sprint est dit « juridique » lorsqu’il s’applique à des problèmes relevant du droit – ses institutions, ses services et son accessibilité.
Les ingrédients précis du processus de legal design varient, mais comprennent généralement l’empathie avec un « utilisateur », l’étude du parcours de l’utilisateur et de ses points faibles, un brainstorming créatif et le développement de solutions basées par itération sur les commentaires des utilisateurs.
J’ai récemment participé à un design sprint juridique. Dans cet article, j’examine ce processus de la conception au développement, sous l’angle de son application à un problème d’accès à la justice. J’explore l’évolution de ce qui (je l’espère) peut être une solution rentable, peu technique et pratique au problème donné, mais j’extrais également quelques leçons générales sur la méthodologie de legal design et son efficacité.
Le problème
Le problème était « comment communiquer à un public le plus large possible, au moment où le besoin se présente, une information sur les pouvoirs de police et sur les droits et garanties des individus tels qu’énoncés dans la partie V de la loi de 1984 sur la police et les preuves criminelles (PACE) ?».
La partie V de la PACE régit les droits et les garanties des personnes détenues par la police au Royaume-Uni (droit à une assistance juridique, droit d’informer un proche de votre arrestation) et impose des limites aux fouilles, au prélèvement d’empreintes digitales et aux interrogatoires des détenus. En d’autres termes, le problème était d’aider les gens à comprendre leurs droits pendant leur détention.
Utilisateurs et parcours
Le legal design implique généralement l’identification d’un « utilisateur » et de son « parcours ». Une arrestation est souvent une expérience dure, parfois violente et la plupart du temps involontaire. C’est pourquoi les termes « utilisateur » et « parcours » peuvent faire figure d’euphémisme dans ce contexte. Ils seront néanmoins adoptés dans le cadre de l’exercice car très usités en legal design.
Nos « utilisateurs » sont des personnes qui ont été arrêtées au Royaume-Uni. Leur « parcours » débute au moment de l’arrestation de l’utilisateur et prend fin à sa libération ou lors de sa mise en détention provisoire. (Ce ne sont pas les seuls « utilisateurs » concernés dans cet environnement. Les policiers sont également directement concernés et, si cet exercice avait été davantage un marathon et moins un sprint, leur point de vue aurait également été pris en compte).
Les statistiques ont été essentielles pour identifier nos utilisateurs. Par chance, l’Office britannique des statistiques nationales recueille des chiffres sur chaque arrestation effectuée par la police au Royaume-Uni. Les statistiques sont publiées chaque année. Au cours de l’année de référence 2017-2018, près de 700 000 personnes ont été arrêtées au Royaume-Uni.
Nous avions pour instruction de nous intéresser au « plus large public possible », nous avons donc créé des personas (ou profils utilisateur) principalement représentatifs de l’archétype des utilisateurs ciblés par notre étude. Les caractéristiques les plus répandues parmi les personnes arrêtées au Royaume-Uni, en termes absolus, étaient des hommes blancs, adultes, arrêtés pour crime violent.
(Les hommes blancs sont surreprésentés dans de nombreuses autres tentatives de design, mais dans ce cas particulier, ils constituent une écrasante majorité, bien supérieure à leur prévalence dans la population en général, et ne peuvent raisonnablement être ignorés.)
Malheureusement, les statistiques publiées ne font pas ressortir directement des éléments tels que la capacité linguistique, le handicap ou le lieu de naissance. Ces éléments ont pu être déduits d’autres jeux de données et statistiques sur la population dans son ensemble, mais pas avec la même précision.
Nous avons également exploré l’aspect émotionnel du parcours d’arrestation. Des données anecdotiques ont montré que, dans leur grande majorité, les personnes arrêtées se sentaient vulnérables – qu’il s’agisse d’un sentiment de peur, d’anxiété, de gêne ou de honte. Cela peut affecter leur capacité à mémoriser des informations, en particulier dans les premières minutes de leur parcours d’arrestation.

Le parcours utilisateur dune personne détenue
Nous avons représenté le parcours de l’arrestation sur la base d’un examen de la législation primaire et de la mine d’informations sur les processus d’arrestation disponible sur le Web.
Le parcours de l’utilisateur est rigoureusement prescrit par la loi, depuis les mots que la police doit utiliser pour s’adresser à une personne arrêtée jusqu’à la durée maximale de la détention. Hormis quelques déplacements entre les cellules et la salle d’interrogatoire, les évènements se succèdent de manière linéaire : arrestation, placement en garde à vue, mise en cellule / interrogatoire, libération ou renvoi en détention provisoire. Sa durée varie cependant de 45 minutes à 36 heures.
Idéation
Il est apparu très tôt dans la phase de recherche que nous explorions un territoire bien connu. Il s’agit là d’une question importante et ancienne des droits de l’homme et des politiques publiques depuis des générations. Les droits de Miranda aux États-Unis (« Vous avez le droit de garder le silence… »), par exemple, remontent aux années 1960 et s’appuient sur des droits inscrits dans les premiers amendements constitutionnels. Il existe des groupes de défense qui cherchent à éduquer les utilisateurs et à leur donner les moyens d’agir quant au processus d’arrestation dans le monde de la common law. Des lignes téléphoniques, des sites web et du matériel éducatif sont mis gratuitement à la disposition du public. Plus important encore à nos fins, la législation britannique de la PACE elle-même, ainsi que les règles et codes de conduite qui lui sont subordonnés, prescrivent des procédures très particulières visant à garantir qu’une personne est informée de ses droits légaux lorsqu’elle est arrêtée.
Il n’est pas surprenant qu’une question aussi importante de politique publique et de droits de l’homme ait déjà fait l’objet de recherches aussi approfondies. Mais c’est peut-être là une leçon plus large à tirer pour les « design sprints » ou les « hackathons », en particulier dans le domaine de l’accès à la justice : À moins qu’un problème particulier ne se rapporte à un phénomène ou à une loi récemment apparu(e), il est difficile de trouver des solutions véritablement inédites. Beaucoup de solutions seront probablement déjà disponibles dans ce domaine. De nombreuses contraintes juridiques, réglementaires, financières et culturelles auront été mises en place, finement équilibrées autour des cadres existants. Cela ne signifie pas qu’un design sprint soit voué à ne rien produire de valable – mais il faudra beaucoup d’efforts et de créativité et accepter le fait que, dans de nombreux cas, son impact ne soit que minime. Et cela ne signifie pas que le sprint ne peut pas également être une expérience d’apprentissage engageante et intellectuellement stimulante pour ses participants, si tel est l’objectif.
Néanmoins, nous avons réfléchi à un certain nombre de solutions potentielles. Certaines des idées émises que nous avons acceptées par la suite ne relevaient pas du dossier, car elles ne transmettaient pas l’information au détenu « au moment où le besoin se présente », comme les campagnes d’éducation, les publicités, etc. D’autres étaient des améliorations minimes des solutions existantes, comme la mise à jour des guides visuels et des affiches dans le hall du poste de police.
Choix de la solution
Ce n’est qu’après avoir recoupé le parcours de l’utilisateur, ainsi que toutes les solutions existantes, que nous y avons identifié une lacune importante :

Le parcours de l’utilisateur, en montrant les différentes solutions existantes pour transmettre les droits légaux. On voit qu’il existe peu de solutions dans la phase cellule/interrogatoire.
Bien que le cadre existant mette l’accent sur la transmission des droits de la personne arrêtée au moment de son arrestation, il néglige le rappel permanent de ces droits. Notre recherche auprès des utilisateurs a montré que nombre d’entre eux se sentent vulnérables tout au long de ce processus. Ils peuvent être stressés, sous l’emprise de l’alcool ou de drogues ou désorientés lorsqu’ils entrent pour la première fois en garde à vue. C’est à ce moment-là que la plupart des informations essentielles leur sont transmises. Et pourtant, c’est après son enregistrement, lorsque l’utilisateur peut s’asseoir tranquillement, se calmer et réfléchir, que ses droits ne lui sont justement pas réitérés, à moins qu’il n’ait conservé la brochure énumérant ses droits.
Notre idée de développement était simple : un message écrit sur le mur de la cellule, énonçant certains droits de la PACE. Le « procédé » lui-même était déjà utilisé dans les cellules des postes de police britanniques, mais en rapport avec l’aide d’urgence et les messages avertissant les occupants du coût en cas d’acte de vandalisme.
L’idée était d’utiliser ce type d’inscription et de transmettre à la place des informations sur les droits juridiques.

Des inscriptions au pochoir appliquées sur le mur de la cellule sont déjà présentes dans les commissariats de police britanniques – bien que l’objet de leurs messages soit différent.
Crédit photo : Newcastle Chronicle
Nous avons compris que l’espace mural limité et la nécessité d’une taille de texte minimale pour garantir la lisibilité des messages limitaient le nombre de mots à notre disposition. De plus, le texte se trouvant dans une cellule de police et étant donc sujet au vandalisme, le matériel physique pouvant être utilisé serait restreint, d’où un choix limité de graphismes, d’images, de couleurs ou de polices complexes.
Développement
Notre premier modèle (ou design) est présenté ci-dessous, et comprend les caractéristiques suivantes :
1. Reconnaissance de l’état émotionnel probable de la personne arrêtée, sur la base de nos recherches ;
2. Mention de certains droits essentiels, y compris du conseil juridique, pouvant servir de moyen pour obtenir d’autres droits pertinents (par l’intermédiaire d’un avocat, ou de la brochure/ du guide / des codes de conduite).
Il ne serait pas possible de faire tenir la totalité de la législation ou des codes de conduite de la PACE sur le mur de la cellule, ou si cela était le cas, leur lecture serait indigeste ;
3. Police de caractères au pochoir, en supposant que l’inscription soit physiquement peinte au pistolet sur le mur pour éviter tout acte de vandalisme ;
4. Emploi de logos pour représenter la nature de chaque paragraphe, afin d’en faciliter l’interprétation.

Première itération de l’inscription au pochoir appliquée sur le mur de la cellule
La phase de développement a mis en avant les avantages d’une équipe multidisciplinaire. L’idée de développement que nous avons choisie aurait pu facilement faire appel à des compétences relevant de la conception graphique (mise en page, police et logos), de la psychologie (état émotionnel vulnérable de la personne arrêtée) et de la menuiserie / décoration intérieure / l’ingénierie des matériaux (pour déterminer l’adéquation de divers matériaux potentiellement anti-vandales dans un environnement de cellule, à un prix approprié). Bien que cette discipline soit désignée « legal design », en ce sens qu’elle s’applique à des problèmes qui relèvent de la sphère juridique, sa force réside dans le fait qu’elle oblige les praticiens à rechercher des solutions pratiques en dehors de la pensée juridique traditionnelle. À bien des égards, ce processus a pour objectif explicite d’amener un designer à envisager des solutions issues d’un éventail de disciplines, comme l’illustre le cas présent.
Il a été difficile de procéder à des tests directs auprès des utilisateurs. Nous n’avions pas accès à la liste des personnes qui avaient été arrêtées. Nous avons lu à la place des scénarios d’arrestation hypothétiques à nos contacts personnels, en leur montrant le modèle d’inscription au pochoir, et leur avons posé une série de questions.
La conduite de tests auprès d’utilisateurs non réels n’est certes pas une solution idéale, mais l’expérience s’est néanmoins avérée étonnamment bénéfique. Le retour d’information, même s’il était issu d’un scénario hypothétique, a été immédiatement utile et révélateur. Les résultats ont été compilés et ont révélé quelques thèmes communs.
Une deuxième itération a été développée et présentée. Les réactions que nous avons reçues, aussi bien de la part des personnes interrogées que des membres du jury et du public, peuvent être réparties globalement dans les catégories suivantes :
1. Autorité : Les utilisateurs ont été surpris que les informations soient présentées sur un mur de cellule, et sceptiques quant à leur véracité ;
2. La police de l’inscription au pochoir était difficile à lire et peu chaleureuse ;
3. Le texte n’exprimait pas clairement comment faire valoir les droits identifiés. En d’autres termes, un utilisateur pourrait avoir droit à un avocat, mais comment doit-il s’y prendre concrètement pour en obtenir un ? Il convient d’énoncer des directives claires ;
4. Les logos, bien que décomposant le contenu, étaient quelque peu déroutants et ne reflétaient pas de manière cohérente le contenu de message associé.
[Non pas] le résultat définitif
Je présente ci-dessous une troisième itération, basée sur les commentaires recueillis lors des deux itérations précédentes :

La troisième itération (et NON PAS le résultat final)
La troisième itération que je ne qualifierai pas de « conception finale ». Elle n’a pas été mise en œuvre, déployée, ni fait l’objet de commentaires de la part des personnes arrêtées, de la police, d’avocats pénalistes ou d’autres parties concernées. Je préfère l’appeler la « dernière itération en date ». Cela reflète la globalité du processus et de l’esprit du « design sprint », qui favorise l’itération et n’est pas destiné à produire des produits finis. Le design sprint est néanmoins une riche opportunité d’apprentissage, il facilite la résolution créative de problèmes et incite à trouver des solutions à partir de domaines de compétences ou de points de vue inattendus.
[Merci beaucoup à Emily Allbon, Daniel Hoadley, Emily MacLoud et James Steiner, pour avoir organisé le Legal Design Sprint 2019 à Londres]
Un article de Damian Curran du 2 novembre 2019. Traduit par Marie-Agnès Fages le 2 avril 2020